Extrait de Toxic :
» Il devait avoir un peu plus de dix ans. Je me trouvais dans la salle commune d’un motel d’Austin et, comme la quarantaine d’autres clients, je prenais mon petit déjeuner. Le buffet proposait un vaste choix de céréales et de viennoiseries. Il y avait même quelques fruits frais à l’aspect, il faut l’admettre, assez décourageant. Comme il n’était pas encore 8 heures du matin – lorsqu’ils voyagent, les Américains aiment se lever tôt – c’était en quelque sorte l’heure de pointe autour du café chaud. À droite, à quelques centimètres de moi, un couple avec un enfant étaient attablés. La nuit avait dû être courte car le garçon semblait d’humeur bougonne. Sa mère avait préparé un bol de céréales colorées mais il l’avait repoussé de la main. En fait, rien ne paraissait lui convenir, ce qui contrariait ses parents. Alors, comme s’il s’agissait d’un dernier recours ou d’un brusque trait de génie, la maman usa d’une phrase magique. Une de ces propositions qui illuminent le visage des garçonnets :
— Prends un Coke au moins…
Chaque jour, les adolescents américains absorbent l’équivalent de quinze cuillères à café de sucre contenu dans les sodas sous forme d’HFCS. La consommation moyenne des treize-dix-huit ans s’élève même à deux canettes par jour, statistique trompeuse puisqu’elle inclut ceux qui ne boivent aucun soda. Comme une étude réalisée par la School of Public Health de l’Université de Caroline du Nord l’a récemment prouvé, l’absorption est en réalité de trois boîtes. Soit 13 % des calories quotidiennes des jeunes. Ces travaux ont également précisé que 10 % des adolescents boivent jusqu’à sept canettes. Autrement dit, près de deux litres et demi de soda !
Des chiffres énormes… encore en dessous de la réalité. L’université de Caroline du Nord n’a en effet pas comptabilisé les boissons dites sportives du type Gatorade, dont la teneur en HFCS est élevée. Ni les jus de fruits dont la plupart contiennent moins de 5 % d’extraits naturels pour laisser de la place à l’incontournable sirop de glucose-fructose.
Lien de cause à effet ? En tout cas, depuis l’introduction du HFCS dans les sodas, le taux d’obésité des adolescents américains est passé de 6 à 16 %. Pis, près d’un enfant sur cinq âgé de six à onze ans est aujourd’hui obèse ou en surcharge pondérale.
Il existe une statistique encore plus sidérante. Qui, avant de m’interpeller en tant qu’auteur, me choque en tant que parent. Celle selon laquelle, en 2004, un cinquième des enfants âgés de un à deux ans buvaient quotidiennement des sodas ! Des consommateurs en herbe de douze à vingt-quatre mois qui en avalent 20 centilitres par jour. Avec, pour certains, trois fois cette quantité !
Sur une étagère de la bibliothèque de mon bureau, je conserve précieusement un objet symbolique. Un objet qui doit, quand mon œil tombe dessus, me rappeler le vrai visage de ces firmes si promptes à nous inciter à bouger davantage.
En parlant d’activité physique et, à titre d’information, il faut savoir qu’afin de brûler les calories absorbées lors de la consommation de 50 cl de soda, il convient de « marcher cinq kilomètres dans un délai de 45 minutes ou jouer intensivement au basket-ball pendant 40 minutes ou bien encore pédaler vigoureusement pendant 22 minutes. »
En 1994, Pepsi-Cola, DrPepper et 7 Up cédaient les droits d’exploitation de leurs logos à la compagnie Munchkin Bottling Inc. installée à Los Angeles. Créée en 1991, cette société californienne affiche depuis sa volonté de « développer des produits intelligents et novateurs. Des produits qui comblent et excitent les parents comme les enfants. Qui rendent la vie plus sûre, plus facile et plus agréable ». Vaste programme. Suffisant, en tout cas, pour justifier l’invention des premiers… biberons publicitaires. Dès la tétée, il faut penser sucré… et HFSC en somme.
Les enfants américains consomment donc des boissons sucrées tout au long de la journée. Un constat qui conduit à une autre interrogation. Comment cet état de fait est-il rendu possible alors qu’à cet âge-là, l’essentiel de la journée se passe en classe ? Eh bien, il n’y a en réalité rien que de plus normal puisque la guerre des colas se déroule aujourd’hui à l’école. Un champ de bataille essentiel pour fidéliser des gosiers et les habituer à jamais à une marque.
Les stratégies mises en œuvre sur ce point mériteraient à elles seules un autre livre. Il y serait question de l’incroyable paradoxe américain qui voit les écoles publiques ne pas avoir d’autre recours pour financer certaines activités que d’accepter les millions de Coke ou de Pepsi. D’un système scolaire où, par crainte de voir leurs budgets déjà insuffisants révisés à la baisse à cause de mauvais résultats, les directeurs d’établissements du primaire préfèrent supprimer les récréations au profit d’heures d’étude supplémentaires. Selon le magazine Sports Illustrated, 40 % des écoles élémentaires américaines ont supprimé ou songent à supprimer la récréation. Si la première raison est l’obligation de résultats imposée par l’administration Bush, l’autre est la crainte des accidents et des poursuites judiciaires qui en découlent.
Néanmoins, parce qu’il est essentiel d’évoquer cette situation, j’ai préféré évoquer un document remontant à 1998. Qui, à lui seul, illustre l’ambiguïté d’un système désormais au bord de l’implosion.
En 1997, le district scolaire de Colorado Springs avait signé un contrat d’exclusivité de 8 millions de dollars avec Coca-Cola. Si ce genre d’accord devenait fréquent, il impliquait – et c’est toujours le cas – des contreparties. Troublantes en termes de santé publique, puisque le district s’engageait ni plus ni moins sur des volumes de vente. Ainsi, dans un courrier du 23 septembre 1998 adressé à l’ensemble des directeurs d’établissement de la zone, John Bushey, responsable des ressources scolaires de Colorado Springs, rappelait à tous leurs responsabilités :
« Nous devons vendre 70 000 caisses de produits (jus, sodas, eau) au moins une fois durant les trois premières années du contrat. Si nous atteignons ce but, les versements seront garantis pour les sept prochaines années ».
En clair, cela signifiait que les 32 439 étudiants de Colorado Springs devaient boire 1 680 000 produits de la Compagnie Coca-Cola au cours des 176 jours de l’année scolaire !
Un objectif loin d’être insurmontable selon Bushey. À le lire, il fallait seulement s’assurer de consommations régulières et quotidiennes. Et, afin d’accroître les ventes, il suggérait quelques ajustements :
« – Autoriser les étudiants à acheter et à consommer des produits tout au long de la journée. Si les sodas ne sont pas autorisés en classe, autoriser les jus, les thés et l’eau.
— Placer les distributeurs de telle sorte qu’ils soient accessibles aux étudiants tout au long de la journée. Les recherches prouvent que l’achat est étroitement lié à la proximité des distributeurs. Proximité, proximité, proximité, c’est la clé du succès.
— Placer autant de machines que ce que vous pouvez accueillir. L’école Pueblo Central High a triplé ses ventes en plaçant des distributeurs à tous les étages de l’école. Cet été, les employés de Coca-Cola ont étudié l’architecture de l’ensemble des écoles du primaire et du secondaire et ont des suggestions à vous faire sur les emplacements où disposer des machines supplémentaires.
[…]
—Veuillez trouver ci-joint un calendrier des événements promotionnels afin de vous aider à faire de la publicité pour les produits de Coca-Cola ».
Enfin, parce qu’il fallait conclure ce courrier par une formule caractérisant précisément la mission de Bushey au sein de ce district de Colorado Springs, le courrier reproduisait l’amusant surnom dont le responsable des ressources scolaires s’était lui-même affublé : « John Bushey, le pote de Coke ».
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