Extrait de Toxic Food, le livre de William Reymond :
» Suruchi Bhatia n’en revenait pas.
Arrivée du Texas, cette spécialiste des maladies infantiles a pris, en 2002, la tête du département d’endocrinologie et diabète du Children’s Hospital d’Oakland, en Californie.
La ville, l’un des plus grands ports de la côte Ouest, est sans doute la plus ethniquement diversifiée des États-Unis (plus de 150 langues différentes sont parlées à Oakland). Cette présence de nombreux immigrants, comme c’est souvent le cas, se traduit par une large disparité de revenus, visible selon les zones. Ainsi, l’ouest et l’est de la cité sont considérés comme les quartiers pauvres d’Oakland.
Une situation connue, malheureusement presque classique, qui ne laissait pourtant pas présager le challenge sanitaire que Suruchi Bhatia devrait affronter.
Les premiers patients se sont présentés au début de l’hiver. Suruchi débarquant tout juste du Texas, son premier réflexe fut de demander à ses confrères si ce qu’elle constatait était habituel à Oakland. Un peu comme une sorte de spécialité locale dont, par honte, personne ne parlerait.
La réponse ne tarda pas : si, dans le passé, étaient survenus quelques cas, ils n’avaient pas grand-chose en commun avec la surprise de ce mois de décembre 2002. Et rien à voir non plus avec ce qui fut révélé par la suite.
Face à elle, un enfant noir de deux ans, en surpoids, développait les symptômes classiques de la déformation squelettique liée… au rachitisme ! Et son cas ne fut pas isolé. « Le premier hiver, j’ai traité tellement d’enfants rachitiques que j’ai eu du mal à le croire », raconte-t-elle. À sa décharge, il faut savoir que l’on considère le rachitisme comme une maladie quasiment éradiquée dans les sociétés occidentales. « Rien dans ma formation médicale pédiatrique ne m’a formée à cela, ajoute cette femme interloquée. Lorsqu’on évoque le rachitisme, c’est au passé. Comme d’une maladie qui a disparu lorsque les enfants ont arrêté de travailler en usine. » Le rachitisme est, en effet, un syndrome remontant à la révolution industrielle rappelant les ouvrages de Charles Dickens, à l’époque où les enfants vivaient et travaillaient dans des conditions déplorables. En somme, rien à voir avec la situation d’Oakland.
Pourtant ici, au cœur de l’Amérique, la venue chaque hiver d’une vingtaine de patients confirme la résurgence de la maladie. Pire, les médecins du Children’s Hospital sont persuadés que seuls les enfants atteints de symptômes de déformation sévères ont visité leurs services. Ce qui signifie que de nombreux bébés et jeunes d’Oakland présentent une carence en vitamine D, qui met en péril leur développement osseux sans qu’on le sache.
Si la réapparition, en pleine Amérique moderne, d’une maladie disparue a de quoi choquer Suruchi Bhatia, une autre découverte se révéla bien plus troublante. Tandis que certaines carences analysées pouvaient s’expliquer par une résistance aux rayons solaires (certaines peaux noires très résistantes au soleil sont parfois à l’origine d’une carence), d’autres ne correspondaient à aucune explication claire.
Plus étrange – si possible ! – bien qu’affichant des symptômes du rachitisme, les enfants semblaient en pleine forme. Aucun, par exemple, ne souffrait de malnutrition. Au contraire même, certains présentaient les signes d’une tendance à l’obésité. Une donnée où se situait peut-être la clé du problème.
Au fil des ans, le docteur Bhatia, spécialisée dans les traitements des diabètes chez l’enfant obèse, a évidemment confirmé que l’alimentation jouait un rôle majeur dans la santé d’un patient.
Rien de nouveau sur ce point du reste. Comme le note David Servan-Schreiber dans son livre Anticancer : « Depuis cinq mille ans, toutes les grandes traditions médicales ont utilisé l’alimentation pour peser sur le cours des maladies. » Et le chercheur français de rappeler que « cinq cents ans avant notre ère, Hippocrate disait : Que ton alimentation soit ton traitement, et ton traitement ton alimentation. » Une citation qui fait directement écho à une autre phrase, toujours du père de la médecine, et qui, depuis le début de ma passion pour le contenu de nos assiettes, me sert de fil directeur : « Comment comprendre les maladies de l’homme quand on ne connaît rien à l’alimentation ? »
L’intuition de Bhatia était bonne. Le point commun entre les différents rachitismes d’Oakland réside dans leur mode alimentaire. Domiciliées dans la zone la plus pauvre de l’est de la ville, les familles concernées sont en effet victimes d’une forme pernicieuse d’apartheid nutritionnel.
Comme je l’ai expliqué dans Toxic, voir des commerces vendant des produits frais dans les quartiers défavorisés américains est quasi impensable. Dès lors, l’alimentation y existe seulement sous deux formes. La première passe par les chaînes de fast-foods où une clientèle régulière, attirée par le prix, se nourrit du petit déjeuner au dîner. La seconde, qui a remplacé les étals des supermarchés, est la section « épicerie » des stations-service. Des lieux où désormais, et depuis une décennie, la vente de produits issus de l’industrie agroalimentaire rapporte plus que le litre d’essence. Un mode de distribution considéré, y compris dans le plan Obama présenté par Sebelius lors de la conférence Weight of the Nation, comme l’un des facteurs de la pandémie d’obésité.
Dans les quartiers est d’Oakland donc, l’essentiel de la nourriture avalée est industrielle, produits conçus pour être vendus à bas prix et enrichis de conservateurs afin d’en allonger les dates de consommation. Or la vitamine D apparaît rarement dans ce genre d’alimentation.
Les produits les plus riches en vitamine D sont les poissons gras comme la morue, le saumon ou la sardine. Viennent ensuite les produits laitiers. Il faut d’ailleurs savoir qu’aux États-Unis, contrairement à la France, le lait est enrichi en vitamine D depuis la fin des années 1920. Certaines céréales complètes, les œufs et champignons concluent la liste. Évidemment, et sans surprise, ces aliments ne font absolument pas partie du régime alimentaire des enfants d’Oakland.
Ce qui crée un paradoxe moderne : une maladie du passé, que l’on croyait éteinte à jamais, ressurgit pour s’associer à la pandémie d’obésité.
De quoi prouver à nouveau la responsabilité de nos assiettes dans la dégradation de nos états de santé.
Les rachitiques de Californie ne sont pourtant qu’une mise en garde. Leur alimentation, jusque dans l’extrême, résume la réalité de la nourriture industrielle. À savoir des produits à bas prix, dont le goût et la présentation sont agréables mais dont les nutriments, quand ils ne sont pas absents, disparaissent durant les phases de fabrication.
Face à ce problème, l’industrie agroalimentaire, toujours prompte à proposer une solution dès qu’on la montre du doigt – oubliant soigneusement au passage d’admettre qu’elle est responsable du mal -, a inventé une parade. Un concept même, révolutionnaire et générateur de revenus : fortifier les produits. Depuis vingt ans, dans un formidable tour de passe-passe, elle vend plus cher des produits sans grande valeur nutritionnelle auxquels elle a ajouté des vitamines, des fibres et des minéraux !
Passons sur l’illogisme qui consiste à enrichir un aliment après l’avoir appauvri, évacuons les vertus affichées en lettres criardes sur les embal¬lages, bien exagérées compte tenu des faibles quantités ajoutées, pour asséner une vérité : ces aliments modifiés n’auront jamais les mêmes vertus qu’un produit frais.
Étude après étude, il est en effet confirmé que les vitamines mises au point par l’industrie pharmaceutique et utilisées dans l’alimentation n’ont pas les mêmes propriétés que celles d’un légume ou d’un fruit. Le miracle des effets bénéfiques de l’alimentation sur la santé réside au cœur même de la biologie de l’aliment. Pour susciter un impact positif sur l’organisme, l’ingrédient a besoin de cohabiter et interagir avec d’autres nutriments. Isolée, une vitamine n’aura donc pas le même « pouvoir » que celle contenue dans un produit frais.
Dès lors – et afin d’appliquer le précepte d’Hippocrate recommandant d’utiliser l’alimentation comme premier recours contre les maladies -, la solution paraît simple : modifier nos sources de vitamines et de fibres pour préférer, par exemple, un véritable pain complet à un pain enrichi industriellement.
Après Oakland et ses enfants malades, ce conseil paraît couler de source. Seulement voilà : l’expérience acquise lors de l’enquête ayant conduit au premier volume de Toxic m’a démontré qu’en matière de révolution alimentaire, rien n’est aussi simple.
La suite (toujours passionnante) ……………. demain.
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