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Jacques Borrel

Extrait de Toxic Food, le livre de William Reymond, qui fait suite à Toxic :

« Vive la crise !

Le cri de soulagement poussé par les géants de l’agroalimentaire au début des années 1980 a dû ressembler à quelque chose de ce genre.

Pourquoi ? Parce que, si la décennie précédente s’est achevée sur une condamnation de plus en plus large de l’alimentation industrielle, la situation économique, elle, change la donne.

D’abord, le paysage alimentaire a évolué. Les supermarchés aux allées et rayons débordant de nourritures préparées et de snacks trop salés sont définitivement entrés dans les moeurs. Le consommateur, qui passe de moins en moins de temps à préparer ses repas, a pris l’habitude d’y acheter, une ou deux fois par semaine, de quoi alimenter les siens. Sans trop regarder le contenu réel de ce qu’il pose dans son chariot.

Une tendance d’autant plus forte qu’entre la modernisation de la société et les contraintes économiques, les femmes ont peu à peu abandonné les fourneaux pour rejoindre la vie active, donc ont eu moins le temps de cuisiner à l’ancienne. Loin de moi ici l’idée de condamner cette marche en avant, mais il faut reconnaître que cette révolution des tâches au sein du couple – qui ne s’est évidemment pas accompagnée d’une implication nouvelle des maris – a ouvert les portes au mal qui nous accable désormais.

Si, à la maison, les réfrigérateurs se sont rapidement remplis de plats tout prêts, au travail aussi l’industrialisation de la nourriture s’est affirmée. L’essor de la restauration collective, au début des années 1980, a contribué à l’intégration rapide de la nourriture industrielle dans l’alimentation. Secouées par la crise et les impératifs économiques, les cantines d’entreprises et scolaires ont peu à peu délaissé les « brigades » de chefs intégrés pour se tourner vers des sociétés proposant un service clé en main à un tarif compétitif. Avec la baisse de qualité qui va avec.

Évidemment, une telle aubaine ne pouvait échapper à… Jacques Borel qui, « avec la création de la Générale de restauration », devint pour près de trente ans « leader sur le marché de la restauration collective ». Un succès d’autant plus aisément acquis que, cette fois, le nom de l’empereur de la malbouffe n’apparaît pas.

Pourquoi ? Parce que – comme certaines sociétés financières ou pharmaceutiques doivent s’y résoudre après un scandale -, les géants de l’agroalimentaire à l’image publique écornée aiment à changer de noms et, ainsi, à brouiller les pistes. Des patronymes ou intitulés neutres qui empêchent le consommateur lambda de savoir qui se cache derrière son poulet-frites et contribuent à ne pas l’effrayer.

Au gré des années la Générale de restauration deviendra une filiale d’Accor puis adoptera le nom d’Avenance Restauration (À l’origine de ce néologisme, deux mots : « avenir et espérance). La compagnie est elle-même une enseigne du groupe Elior, géant français de la restauration sous contrat, autrement dit les restaurations collectives et de concession.

Elior ?

Je suis certain que la majorité d’entre vous n’a jamais entendu parler de cette marque alors qu’une majorité en a utilisé les services.

Créée en 1991, suite au rachat par Accor de 35 % de la Générale de restauration, cette société en commandite par actions est aujourd’hui implantée dans quatorze pays. Avec un chiffre d’affaires de 3 457 millions d’euros, elle emploie 67 500 salariés. Et détient un portefeuille d’enseignes impressionnant.

On y trouve Avenance, mais aussi Les Repas parisiens, Arpège, Services et Santé et Hôpital Service, marques couvrant le large éventail de la restauration collective qui va des cantines d’entreprises aux plateaux-repas des milieux hospitaliers et scolaires, fort lucratifs.

De fait, profitant de la décentralisation des personnels techniques de l’Éducation nationale initiée le 1er janvier 2005, les industriels de l’alimentation ont peu à peu mis dans leur escarcelle les repas des étudiants, imposant au passage des clauses rappelant celles décrites dans Toxic lorsque, aux États-Unis, une marque de sodas désirait s’imposer dans un district scolaire.

Ainsi lorsque Avenance Restauration a obtenu le contrat de la cantine de l’UFM de Draguignan, elle a précisé par contrat que si « moins de cent repas par jour [étaient] servis, l’activité [ne serait] pas jugée rentable ». Et que l’IUFM devrait « indemniser le manque à gagner ». Résultat ? Au terme de la première année d’exploitation de sa cantine par Avenance, l’IUFM dut « verser une pénalité » de 30 000 euros, qui s’ajouta aux 70 000 euros payés au titre du personnel mis à disposition, soit « l’équivalent du coût de cinq emplois annuels » !

L’exigence de rentabilité imposée par l’apparition d’une entreprise privée dans un établissement d’enseignement public ne manqua pas d’effets surprenants. Ainsi, le règlement intérieur de la cantine a-t-il été modifié afin de satisfaire ce prestataire de service.

Qu’on en juge avec l’article suivant :

Règlement intérieur : nouvel article.

Le service de restauration du centre de Draguignan est assuré par l’entreprise Avenance Restauration avec un contrat d’objectif qui prévoit une fréquentation minimale d’une centaine de repas par jour en deçà de laquelle l’IUFM doit compenser financièrement la sous-fréquentation.

Au cours de l’année 2002-2003, il a été constaté que certains usagers utilisaient les locaux de l’IUFM et apportaient leur propre repas alors que la fréquentation du service restauration était très faible. Il est donc proposé d’inviter tous les usagers à utiliser le service de restauration et de rajouter au règlement intérieur un article ainsi rédigé :

Article 51 : Hygiène et sécurité – règlement sanitaire.

L’IUFM est soumis à la réglementation relative à l’hygiène et à la sécurité dans les établissements recevant du public. En application de cette réglementation, aucune autre forme de restauration que celle agréée par les autorités sanitaires n’est autorisée. En conséquence, les usagers qui souhaitent se restaurer doivent obligatoirement utiliser le service de restauration lorsqu’il est mis à leur disposition.

Il faut apprécier les moyens utilisés pour « inviter » les étudiants à se nourrir exclusivement des produits vendus par Avenance Restauration, le nouveau règlement n’hésitant pas à jouer la carte de la peur. Pire, il sous-entend même qu’apporter sa propre nourriture et négliger celle fournie par le partenaire industriel équivaut à un péril sanitaire ! Rien de moins…

Mais passons sur cet exemple « local » pour revenir à Elior et à sa palette d’enseignes.

En plus de la restauration collective, le groupe est présent sur le marché de la concession (Eliance) et des marques de franchise puisqu’il possède Pomme de pain, Quick, Courtepaille, Flo, Paul, Hédiard et Maxim’s.

Sans oublier quelques marques pointues comme Le Resto D. ados, le Restaurant des tout- petits, Archipel et, sur les autoroutes, les anciens établissements « Jacques Borel » des années 1970 rebaptisés « L’Arche ».

Présents également au portefeuille prestige d’Elior, Le Ciel de Paris au sommet de la tour Montparnasse, La Maison de l’Amérique latine, le Restaurant du Musée d’Orsay et le Jules Verne, restaurant de la tour Eiffel.

Enfin – et cela va en étonner plus d’un, à commencer par le regretté Charles Duchemin de Claude Zidi -, Elior est présent derrière certaines tables de prestige. Si le groupe possède le traiteur Honoré James, il gère aussi la plupart des restaurants des musées parisiens comme Le Grand Louvre ou Les Ombres du musée du quai Branly.

La boucle est bouclée, semble-t-il.

L’essor d’Elior et de ses confrères en nourriture industrielle a été possible grâce à la crise économique des années 1980. Comme les supermarchés avaient commencé à démocratiser l’achat de plats et d’aliments préparés, ceux-ci se sont généralisés à tous les repas. De quoi affaiblir et changer le sens du mot malbouffe imaginé par les époux de Rosnay.

Un état d’esprit que la dépression d’alors a accentué, rendant acceptable aux yeux de beaucoup une nourriture rejetée dans les années 1970.

Pourquoi ? Parce que, comme le démontrent de nombreuses études, en période de difficultés économiques le consommateur se rabat sur des aliments susceptibles de le réconforter. La nourriture industrielle, avec ses surplus de graisse, de sucre, de sel et additifs chimiques est le remède parfait à la morosité. Et comme elle est accessible à toutes les bourses, c’est la solution facile. Alors que les taux de chômage des pays industrialisés battent des records, que les pouvoirs d’achat sont en berne, la nourriture industrielle incarne une alternative acceptable, une solution de repli.

Un phénomène d’autant plus fort que, au milieu des années 1980, le néologisme de « mal-bouffe » va peu à peu désigner un autre péril alimentaire.

De l’huile frelatée au poulet à la dioxine, de la viande aux hormones à la fièvre aphteuse, on utilise en effet le terme malbouffe pour désigner non un problème qualitatif mais un défaut dans l’hygiène de la filière alimentaire.

En 1989, dix ans précisément après la publication du livre de Stella et Joël de Rosnay, la malbouffe fait la une de l’actualité mondiale. Non pour signaler une nouvelle idée du Napoléon du prêt-à-manger mais pour révéler les dangers de la crise de la vache folle qui frappe alors la Grande-Bretagne. En 1989, la France interdit l’importation de farines animales britanniques destinées aux ruminants. La même année, le gouvernement britannique interdit la consommation de certains abats comme la cervelle, et la communauté européenne limite l’exportation de vaches anglaises.

Et il faudra attendre encore une décennie pour que, du côté de Millau, l’expression poursuive sa mutation sémantique.

La suite …… demain.

Dr BUENOS : Dans cet article passionnant, William Reymond montre à quel point la restauration industrielle s’implante progressivement en France, rendant plus crédible le chiffre incroyable des restaurants qui réchauffent des plats et ne font pas de cuisine à partir de produits frais.

28 octobre 2012 : 70 % des restaurants proposeraient des plats industriels (sud-ouest.fr)………

 

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Extrait de Toxic food, le livre de William Reymond qui fait suite àToxic :

« Le 9 avril 2008, Luc Chatel, secrétaire d’État chargé de l’Industrie et de la Consommation et porte-parole du gouvernement Fillon, remettait la Légion d’honneur à l’industriel français Jacques Borel. Un sacré symbole !

À vrai dire, cette récompense ne surprend guère. Car avant de devenir un spécialiste du lobby pro-restauration à l’échelle européenne, Jacques Borel est une success-story à la française.

Né en 1927, diplômé d’HEC, Borel abandonne une carrière prometteuse chez IBM en 1957 afin de se lancer dans la restauration. Mais pas n’importe laquelle. Influencé par les modèles anglais et américain, il souhaite importer en France une nouvelle manière de manger. Son premier établissement, installé à proximité des Champs-Élysées, est un restaurant libre-service. Quant à son nom – L’Auberge Express -, il ne laisse planer aucun doute quant aux intentions de l’homme d’affaires. L’idée de Borel est simple : appliquer certaines méthodes industrielles à la restauration. De fait, dans un autre de ses restaurants, les chaussures de ses serveurs sont équipées de podomètres pour mesurer le parcours à suivre le plus efficace de la cuisine à la salle. Une rentabilisation de l’alimentation en somme.

Dans son discours, Luc Chatel a plutôt pris soin de rappeler que l’heureux bénéficiaire de la médaille officielle avait inventé, en 1967, les tickets- restaurant. Inspiré par cette innovation anglaise, le père du « ticket-repas » avait même obtenu du ministre des Finances de l’époque, Michel Debré, et ce après sept années de négociations, une exonération des charges sociales sur cette trouvaille aujourd’hui largement répandue.

Pour autant, ce bout de papier ne doit pas occulter une autre réalité : Jacques Borel est le créateur des restaurants d’autoroute. À l’époque pompidolienne, les quelques aires de repos maillant le territoire étaient équipées de stations- service, parfois de toilettes, mais jamais de lieux où on servait un repas avec entrée, plat et dessert. En inaugurant son premier établissement « Jacques Borel » sur l’A6 au début de l’été 1969, l’industriel bouscule les habitudes : « Ça a été immédiatement un succès […] jusqu’à 10 clients à la minute, soit 6 000 clients par jour, là où un restaurant avec service à table est limité à 400 couverts», reconnaît-il. Des chiffres qui doubleront lors des périodes de départ en vacances et après l’ouverture de l’autoroute Paris-Lyon- Marseille l’année suivante. Une véritable révolution surtout.

* *

La politique est l’art de l’équilibre.

À un moment, on remet la Légion d’honneur à Jacques Borel ; à un autre, on défend les 80 propositions destinées à lutter contre l’obésité présentées à l’Assemblée nationale.

Un jour, on embrasse le « Napoléon du prêt- à-manger » ; l’autre, on s’alarme du constat que « si rien n’est fait, l’obésité touchera 30 % des Français d’ici à 2020 ».

Car voilà : Jacques Borel n’incarne pas seulement une réussite. Il est aussi, ne lui en déplaise, le père de la malbouffe à la française.

De fait, des décennies avant d’entendre le discours du ministre lui remettant sa médaille, cet homme entreprenant a été un symbole… malgré lui.

L’incarnation du pire de la nourriture industrielle, une alimentation sans goût, sans saveurs, sans tenue. Les preuves ? Elles sont multiples. Et pas seulement parce que, dès 1961, ce monsieur a été le cerveau présidant à l’expérience – ratée – de la chaîne de fast-food Wimpy.

À la fin des années 1970, au moment même où le terme de malbouffe commence à faire le tour des médias, Jacques Borel est si attaqué et son image si négative qu’il doit rebaptiser les enseignes de ses restaurants autoroutiers.

Même les humoristes s’y mettent. Coluche, dans son sketch Le Belge, s’inspire des vers de Jacques Brel sur son célèbre plat pays pour brocarder l’industriel en ces termes : « On s’est arrêté pour manger chez Jacques Borel ; c’est celui qui fait le plat pourri qui est le mien. »

Le ton se fait plus incisif chez Renaud qui, en 1980, chante dans L’Auto-stoppeuse :

On s’est arrêté pour bouffer après Moulins Et Jacques Borel nous a chanté son p’tit refrain Le plat pourri qui est le sien, j’y ai pas touché. Tiens, c’est pas dur, même le clébard a tout gerbé.

Mais c’est au cinéma que les attaques contre le modèle alimentaire proposé par l’industriel se révèlent les plus virulentes. Ainsi, après un film de Gérard Pirès où Claude Brasseur incarne un serveur d’un restaurant autoroutier en proie aux critiques de ses clients (l’agression), c’est Louis de Funès qui sonne la charge derrière la caméra de Claude Zidi. En 1976, il joue en effet Charles Duchemin, critique gastronomique féru de cuisine de qualité, s’opposant à un Tricatel sans morale, dans le mythique « L’Aile ou la cuisse ».

Jacques Tricatel, Jacques Borel… La ressemblance est évidente et même revendiquée par Claude Zidi quand il évoque la naissance du scénario : « Avec des amis, nous avons un jour lancé la conversation sur le guide Michelin et sur la « malbouffe” qui commençait à sévir, raconte-t-il. Ainsi sont nés Duchemin et Tricatel, amalgame entre Borel, l’inventeur des restoroutes, et Ducatel, candidat farfelu à la présidentielle. »

De Coluche à Renaud, de Borel à Tricatel, la malbouffe épinglée par Stella et Joël de Rosnay est donc à l’époque clairement identifiable : la nourriture industrielle.

Hélas ! l’expression va rapidement changer de sens, faussant pour longtemps notre perception du péril. »

La suite …………… demain.

 

 

 

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