Extrait de Toxic Food, le livre de William Reymond :
» Nous ne cesserons jamais de nous nourrir.
La crainte de l’industrie agroalimentaire ne réside donc pas dans la défaillance en masse de sa clientèle.
Mieux : je suis persuadé, comme nombre d’experts de la question, que l’industrie a les moyens de fournir au consommateur des produits plus sains que ceux vendus aujourd’hui. Et que, si cela lui permettait de préserver les mêmes marges de profit, elle n’hésiterait pas à le faire.
Mais dans le secteur de la nouvelle malbouffe, l’argent reste bien sûr le nerf de la guerre. Et nulle part ailleurs, la transformation d’un produit de base, acheté à bas prix, ne rapporte autant. Sans même parler des sodas, dont l’ingrédient principal est l’eau, qui offrent des marges dépassant les 90 %. D’où la crainte majeure des géants de la toxic food : voir un gouvernement légiférer. La loi et ses contraintes, du paiement d’une lourde amende à l’interdiction pure et simple d’un ingrédient, représentent même les pires cauchemars des titans du mal manger.
À nouveau, l’exemple des acides gras-trans aux États-Unis représente un cas d’école.
La bataille pour imposer l’interdiction de l’huile partiellement hydrogénée à New York a été âpre, nous l’avons vu. Or, tandis que ce désir de prendre des mesures restrictives s’étend au reste du pays, chaque État se transforme en champ de bataille. Ainsi, au Texas où je réside, un projet de loi a été rejeté par la majorité républicaine. Coïncidence : juste après que l’industrie agroalimentaire ait apporté des soutiens financiers à ces élus.
Les gardiens du statu quo alimentaire ont joué aussi avec la peur. Cette fois, il ne s’agissait pas de faire pleurer sur le sort de retraités privés de gâteau mais de brandir, en période de crise, la menace de perte d’emplois. À les en croire, la suppression unilatérale des acides gras-trans aurait entraîné un tel surcoût que les restaurants industriels auraient été contraints de pratiquer des licenciements. Même si l’exemple new- yorkais a prouvé l’hérésie de cet argument, il a fonctionné au Texas. Et continuera à agir ailleurs, tant que la classe politique n’aura pas le courage de dénoncer ces mensonges.
La peur de toute loi conduit au troisième commandement de John Hill : calmer.
Une fois le public perdu à cause de la profusion d’informations contradictoires et les adversaires à terre, vient la période où il importe de donner le change.
Je l’ai écrit, tout est question de perception.
Ainsi, les erreurs commises par l’industrie du tabac ont-elles permis aux lobbyistes d’apprendre et d’en tirer des leçons. Si, dans un premier temps, les cigarettiers ont ignoré la pression exercée sur les élus par des citoyens inquiets, ils ont vite compris que, à la longue, cela risquait de porter ses fruits. Donc qu’il valait mieux anticiper et agir.
Dès lors, afin d’éviter une interdiction ou une contrainte, il convenait de donner l’illusion que l’industrie n’était pas à l’origine du problème mais, au contraire, un rouage essentiel pour apporter une solution. Résultat, durant des décennies, tout en vendant des produits responsables de multiples cancers, les cigarettiers se sont cachés derrière un épais écran… de fumée.
D’abord, suivant les conseils de John Hill, fut créé le Tobacco and Heath Research, superbe bijou de sémantique qui marie le terme « santé » au mot « tabac », destiné à mettre en avant toute information suscitant le doute quant à la responsabilité de la cigarette sur les cancers du poumon.
Puis, après la généralisation du filtre, censé diminuer les risques, les années 1970 ont vu apparaître la chimère d’une cigarette sans danger. Des recherches vaines puisque toutes les études prouvaient qu’il n’était pas possible de créer une cigarette exempte d’effets nocifs. Mais l’essentiel consistait à occuper le terrain et à communiquer.
Aujourd’hui, dans la même optique, les grandes marques investissent dans la… prévention. Ainsi, tous les sites Internet des groupes de l’industrie du tabac se proposent d’aider le consommateur… à arrêter de fumer. Belle hypocrisie, non ?
Au début des années 1990, alors que de Seattle à Millau, le rejet de la malbouffe prenait de l’envergure, les fabricants de toxic food ont donc mis en pratique les méthodes inventées par l’industrie du tabac. Un pare-feu d’autant plus nécessaire que la contestation altermondialiste était renforcée par la publication des chiffres effarants de la pandémie d’obésité.
Montrées du doigt, des compagnies comme Coca-Cola ou McDonald’s ont donc commencé à parler… d’autre chose.
N’est-ce pas ce que reconnaît ici Éric Gravier, vice-président de la filiale française du géant du fast-food, lorsqu’il dit : « José Bové et la crise de la vache folle nous ont bousculés. On s’est mis à communiquer sur notre entreprise, sur la nutrition, sur l’environnement. »
Selon cette logique, McDonald’s a, dans de nombreuses campagnes publicitaires, mis en valeur son offre de salades et de fruits alors que, dans le même temps, l’entreprise, via Jean-Pierre Petit, son PDG, reconnaissait qu’en France « ils ne représentent que 15 à 20 % de nos ventes car l’essentiel se fait toujours sur des produits classiques ».
Pourquoi placer ses produits au cœur de la com’ de McDonald’s. Parce que, comme Jean- Pierre Petit l’admet avec franchise – ou une naïveté étonnante, « ils sont très importants en terme d’image ».
En termes d’image… Voilà qui a le mérite d’une certaine sincérité.
Car il s’agit exactement de cela. Quand elle publie son bilan carbone ou s’allie à l’équipe de France de football, la marque poursuit le même objectif: tenter de faire oublier sa part de responsabilité dans la pandémie d’obésité.
Le débat sur l’acrylamide l’illustre. Ayant perçu le danger de l’inaction, craignant que le mot « cancérigène » soit définitivement associé aux frites et chips, redoutant l’adoption de législations contraignantes, les industries de la toxic food ont investi le terrain.
Ainsi, dès 2002, la Confédération des industries agro-alimentaires de l’UE (CIAA) – la voix de l’industrie européenne de la boisson et de l’alimentation, d’après sa propre présentation – s’est impliquée dans les discussions sur le sujet menées par les organismes européens concernés.
La CIAA existe depuis 1982. Sa mission, écrit- elle sur son site, est « de représenter les intérêts des industries de l’alimentation et des boissons près des institutions européennes et internationales », lesquelles sont, comme le rappelle la Confédération, le « premier secteur industriel d’Europe, un employeur majeur et un exportateur ». En clair, un groupe de pression dont la priorité affichée est d’« augmenter la confiance du consommateur dans les produits des industries de l’alimentation et des boissons ».
Dès 2002 donc, la CIAA encourage une série de tests complémentaires à ceux de Margareta Tômqvist et affirme la volonté de l’industrie de prendre le problème en main. L’année suivante, la CIAA crée le Technical Acrylamide Expert Group, dont la mission est de « partager les initiatives de recherches et diffuser les connaissances d’une manière rapide et efficace ». Enfin, suite à la décision de l’OMS de considérer l’acrylamide comme une molécule réprotoxique et cancérigène, donc présentant un risque pour la santé humaine, la CIAA lance, en octobre 2006, The Acrymalide Toolbox1, une base de données à destination des PME contenant des outils pour réduire – ou tenter de le faire – les taux d’acrylamide d’une partie de la nourriture industrielle. Laquelle toolbox est le résultat d’une collaboration « ouverte et transparente entre les autorités publiques au niveau national et européen, des scientifiques et l’industrie ».
En clair, la Commission européenne a décidé de faire confiance à l’industrie agroalimentaire pour qu’elle « prenne des mesures volontaires » aidant à diminuer « le taux d’acrylamide dans ses produits ».
Et cela marche. À en croire le docteur Richard Stadler, scientifique responsable du projet au sein de la CIAA :
« Cette façon unique de travailler ensemble a produit des résultats tangibles comme [la publication] des Acrylamide Pamphlets and l’Acrylamide Toolbox, qui assure que la nourriture que nous consommons est sûre. »
La publication de notices techniques en vingt langues et des outils pratiques basés sur les dernières découvertes en la matière afin d’assurer la sécurité alimentaire peut apparaître un peu courte face à un produit considéré comme cancérigène.
Mais les résultats seraient au rendez-vous. Ainsi, depuis le 3 mai 2007, l’EFSA surveille chaque année le taux d’acrylamide dans les aliments. Et le dernier résumé du rapport de surveillance affirme qu’« il semblerait y avoir une tendance vers la baisse ».
Mission accomplie donc ?
Peut-être.
Ou peut-être pas.
Car voilà, le même document l’EFSA remarque que « cette tendance n’est pas uniforme dans l’ensemble des groupes alimentaires et, de fait, il n’est pas encore clair [que] l’Acrylamide Toolbox [ait] les effets désirés ».
Décidément, rien n’est simple. D’un côté, le représentant de l’industrie agroalimentaire affirme que, grâce à l’outil mis en place, notre nourriture est sûre ; de l’autre, l’EFSA ne semble pas aussi convaincu. Qui croire ? Pour en avoir le cœur net, la seule solution est d’avaler l’intégralité de ce rapport de surveillance des aliments.
Avant même de me lancer dans la passionnante lecture de Results on the Monitoring of Acrylamide Levels in Food, EFSA Scientific Report, je bénéficiais d’un premier indice venant de Grande-Bretagne.
Qui n’avait pas été facile à trouver.
Le 15 juillet 2009, la Food Standards Agency (FSA), agence britannique sur la sécurité alimentaire, publiait ses conclusions annuelles sur le taux d’acrylamide détecté dans divers aliments commercialisés sur son territoire.
Notez que j’ai employé le mot « conclusion » et non « résultats ». Pourquoi ? Parce que, dans un langage que l’on dirait sorti d’un communiqué de presse d’un géant de la toxic food, la FSA écrit : « La présence et les niveaux de celle-ci […] étaient sur la même ligne que ceux obtenus durant l’enquête de l’année dernière. […] La présence et les niveaux trouvés n’augmentent pas l’inquiétude quant au risque pour la santé humaine. » Alambiqué, non ? Néanmoins, une fois de plus, tout semblait aller bien.
Sauf qu’un point du texte officiel me chiffonnait. Non seulement il ne communiquait aucun chiffre mais il se référait sans les nommer aux niveaux de l’année précédente. Des statistiques que, si l’on suivait la « logique » du communiqué, tout citoyen inquiet de la présence d’un carcinogène dans son alimentation devait connaître sur le bout des doigts pour lire le rapport.
La chose étant peu probable, il fallait donc repartir un an auparavant. Et découvrir que la FSA n’avait pas constaté de baisse du taux d’acrylamide dans les aliments concernés vendus en Grande-Bretagne. Et ce alors que la toolbox de la CIAA existait depuis un an.
Une période trop courte pour en constater les résultats, selon les représentants de l’industrie. L’argument pouvait porter. Mais alors, comment interpréter les conclusions de l’enquête de la FSA de 2009 affirmant qu’elles étaient dans la même lignée que celles de 2008 ? Cela signifiait-il que deux années de prise en main du problème par l’industrie n’avaient pas entraîné de baisse du taux d’acrylamide dans la nourriture, constat rejoignant la remarque de l’EFSA sur l’absence d’effets désirés suite aux mesures de la CIAA ?
Le 15 avril 2009, l’EFSA acheva son enquête annuelle de surveillance de la présence d’acrylamide. Quelques semaines plus tard, l’intégralité de son rapport fut mise en ligne. Vingt-six pages condensées qui, en plus de la méthodologie et d’une belle accumulation de chiffres, regorgent d’informations étonnantes.
La première envoie directement au fameux concept du « naturel ». Plus haut, j’écrivais comment, à chaque intervention, les défenseurs de la frite rappellent que le processus de formation de l’acrylamide est un effet naturel dès qu’un aliment se voit cuit à plus de 120 °C. Une « apparition » qui se produit dans les cuisines lors de chaque friture maison.
Ce qui est vrai.
Sauf que, grâce une étude comparative glissée dans le rapport de l’EFSA, on sait désormais qu’il y a « naturel » et… naturel.
Sauf qu’il existe une différence considérable de taux d’acrylamide pg/kg entre des chips industrielles et d’autres confectionnées à domicile. Dans la première, on détecte 628 pg/kg alors que la seconde dépasse tout juste les 300 pg/kg.
Comment expliquer cet écart ?
Plus loin, l’EFSA évoque les conseils permettant de limiter la formation d’acrylamide. Qui sont, principalement, trois : éviter les bains d’huile trop chaude, les variétés de pomme de terre trop sucrées et de stocker les pommes de terre au froid.
Eh bien, il ne faut pas chercher plus loin. Sans grande friture, pas de chips croustillantes ; sans sucre, pas de goût pour accrocher les papilles du consommateur; sans chaîne du froid, du gaspillage et donc des frais supplémentaires.
Cette précision apportée, revenons à la question principale pour déterminer si, depuis la mise en place de mesures volontaires par l’industrie agroalimentaire, il existe une « tendance à la baisse ».
Pour étayer cette conclusion, l’EFSA prend l’exemple de chips dont le taux, d’une année à l’autre, a effectivement décru… mais de peu. Il est ainsi passé de 678 pg/kg à 628 pg/kg. Et encore s’agit-il d’une moyenne puisque les chips anglaises dépassent les 1 200 pg/kg quand les italiennes atteignent seulement 200 pg/kg. Rien de vraiment significatif donc.
Y a-t-il d’autres produits à la baisse ? Le café est passé d’une moyenne de 410 pg/kg à 253 pg/ kg. Hélas, il ne faut pas trop vite s’enthousiasmer. Le rapport précise en effet qu’il n’existe pas encore de méthode pour diminuer le taux d’acrylamide de cet ingrédient et que la variation statistique provient probablement d’une erreur effectuée lors des tests précédents.
Mais alors, constate-t-on quelque part une vraie baisse ? Oui, celle du pain. Qui tombe, en moyenne, à 136 pg/kg alors qu’il était à 274 pg/kg.
Et puis… et puis c’est à peu près tout.
Pire, les autres produits sont en… augmentation, malgré les mesures prises par l’industrie.
Ainsi, les biscuits qui se trouvaient en moyenne à 243 pg/kg sont aujourd’hui à 317 pg/kg. Idem pour les céréales du petit déjeuner, passées de 116 pg/kg à 156 pg/kg.
Un constat identique pour les frites, dont le taux moyen a fait un bon de 284 pg/kg à 350 pg/ kg. Un résultat fort décevant, remarque le rapport de l’EFSA, car « plusieurs fois au-dessus de ce qui semble atteignable en utilisant des pommes de terre à basse teneur en sucre et des températures plus basses pour le bain final ». En clair, sans vraiment oser l’écrire, l’auteur du rapport regrette, pour des raisons expliquées plus haut, que l’industrie de la frite, du fabricant au restaurant, ne se serve pas des outils à sa disposition. Des recettes que, pourtant, elle avait déclaré vouloir appliquer volontairement.
Résumons.
Si l’EFSA, avec certaines réserves, conclut à une orientation vers la baisse, l’information mérite des précisions.
Le rapport se sert de trois produits pour justifier cette conclusion : les chips, le café et le pain.
Si, pour ce dernier, la tendance est réelle, elle est minime pour les chips et statistiquement faussée pour le café.
Ne l’oublions pas aussi, malgré la toolbox, les autres aliments connaissent un taux à la hausse. Un résultat d’autant plus troublant qu’en fin de rapport l’EFSA indique que notre exposition à l’acrylamide provient, à 80-100 %, d’un groupe d’aliments composé des chips (légère baisse), des frites (hausse), du pain (baisse), du café (impossibilité technique de faire baisser le taux d’acrylamide du fait de la torréfaction) et des biscuits (hausse).
Le rapport contient en outre une ultime pépite. Dans ses premières pages, il liste les contributions pays par pays à son enquête de surveillance de taux d’acrylamide. Première chose effarante : la disparité dans la collecte des échantillons. Alors que l’Allemagne – où depuis longtemps les questions environnementales et alimentaires sont une priorité – a fourni 2 048 échantillons, l’Espagne s’est satisfaite de 25. Une disparité qui rend la réalisation d’une statistique globale bien compliquée et difficilement fiable. Comment comparer le taux d’acrylamide des chips belges à celui de la Norvège alors que ce pays a fourni 28 échantillons du produit quand Bruxelles s’en contentait de 4 ?
Enfin, un autre détail a attiré mon attention dans cette liste de 22 pays.
Ou devrais-je plutôt dire une absence ?
Impossible d’y trouver la France.
1. L’Afssa, en 2005, avait effectué « une évaluation de l’exposition de la population française à partir de produits consommés en France » et conclu qu’elle « est dans les mêmes ordres de grandeur » que l’estimation de l’OMS. L’agence précise aussi que « les aliments les plus contributeurs restent les frites et les viennoiseries, notamment chez les enfants » mais déplore qu’« en l’état actuel des connaissances, il n’est pas possible de faire des recommandations particulières de préparation ou de consommation alimentaire ».
La suite (limite choquante de la complaisance des structures de sécurité alimentaire, pour ne pas employer le terme d’incompétence) …..demain.
Dr BUENOS : on retient surtout 2 choses des éléments de l’enquête de William Reymond sur l’acrylamide :
– un conseil pratique :
- ne pas acheter chips ni de frites surgelées du commerce chaque fois que possible.
- Quand on fait des frites, éviter les bains d’huile trop chaude, et les variétés de pomme de terre trop sucrées.
– une constatation récurrente : les autorités sanitaires de sécurité alimentaire n’ont pas les moyens, l’autonomie, ni l’indépendance suffisants pour émettre des recommandations et surtout être à l’origine de lois interdisant les produits industriels « toxiques ».
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