« Première rencontre avec cet énième médecin nutritionniste
J’ai attendu 3 mois pour avoir ce rendez-vous… Silence… C’est long. Je pensais avoir un rendez-vous plus rapide avec vous… Silence…
Bon, docteur, je viens vous voir car il faut que je perde du poids. Vous avez fait perdre 20 Kg à ma copine ! Je ne me supporte plus. J’ai fait plein de régimes, à chaque fois j’ai perdu beaucoup de poids. Et je ne comprends pas pourquoi, dès que j’arrête, je regrossis davantage. Je ne sais plus quoi faire. La dernière fois que j’ai consulté mon médecin, je suis sortie en larmes de chez lui. Il m’a dit que mon poids était grave, que je risquais gros pour ma santé, et surtout mes genoux, mon dos, mon cœur… Que c’était de ma faute si j’étais devenue comme ça ! Silence… Vous pensez que c’est vrai ?
Et bien, vous avez eu un sacré courage de venir à nouveau consulter un médecin.
Je vous félicite de ne pas être restée sur un échec.
En fait, il n’avait pas tort. Je le sais que je risque gros pour ma santé, je sais lire ce qu’ils écrivent sur Internet. En plus, je ne peux même pas m’habiller, tous les vêtements s’arrêtent à la taille 44. Vous imaginez ? La honte ! La dernière fois que j’ai voulu acheter un pantalon, je n’ai pas pu rentrer dans la taille la plus grande du magasin. La vendeuse m’a regardée avec un air de dédain, presque de dégoût. Je me suis sentie mal et je suis vite partie. Du coup, je mets toujours ce même jean infâme et ce pull qui me cachent le corps. C’est quoi ces boutiques où l’on ne peut même plus s’habiller ? Pour les couturiers, on n’existe pas. Évidemment, ils font défiler des gamines de 15 ans, maigrelettes, de vrais squelettes !
Il faut aussi que je vous dise que mon compagnon n’arrête pas de me dire de maigrir. C’est vrai qu’il aimerait que je sois plus mince, plus coquette. Je vois bien qu’il ne me regarde plus comme avant. Et je ne vous dis pas, mes parents, comme ils me harcèlent pour que je perde du poids. Oh, mais vous ne pouvez pas comprendre, vous, docteur, vous êtes toute mince, comment faites-vous, hein ?
Madame, qu’attendez-vous de moi exactement ?
Ben, vous êtes nutritionniste, me faire maigrir, évidemment ! Je veux avoir un indice de masse corporelle (IMC) normal !
Je vous dis tout de suite que j’ai déjà consulté plein de vos confrères, ils m’ont tous donné un régime. J’en ai fait un où il fallait manger comme un roi le matin, comme un prince à midi et comme un pauvre le soir. J’ai tenu 6 mois, mais c’était dur de ne pas manger en famille le soir. Ensuite, j’ai fait la soupe au choux, le régime dissocié, celui de la chronobiologie, j’ai fait aussi les sachets de poudre, le jeûne, le diet IOLU, le slim fruit… mais ça marche de moins en moins. À chaque fois, je grossis davantage. Vous croyez que je vais arriver à maigrir docteur ? Je ne peux pas rester comme cela, vous avez vu comme je suis ? C’est la honte ! En plus, je sais ce qu’il faut manger !
Seulement, à force de me gaver de légumes et de fruits, plus que les 5 qu’ils disent à la télévision, et de yaourts à 0 %, je m’en suis dégoûtée à vie ! Et ne me dites pas qu’il faut que je fasse du sport ! Mon médecin traitant
n’arrête pas de me rabâcher : « pour maigrir, il faut bouger, il n’y a que ça qui marche ». Comme si je ne le savaispas ! Oui, il faut bouger. Mais comment je fais moi ? Alors que je crache mes poumons au bout de 5 minutes de marche ? Que mes genoux me font mal dès que je pose le pied par terre ? Que je transpire au bout de 3 secondes ?
Il faut que ça s’arrête, je ne me supporte plus, je ne peux pas rester comme cela, je n’en peux plus de mon poids. Je veux maigrir vite, au moins 30 kg en 3 mois. Vous êtes mon dernier espoir. Docteur, qu’est-ce que je dois faire ?
• La consultation démarre fort !
Le médecin… Il n’a pas intérêt à faillir ! Investi par la patiente d’une toute puissance de la sauver, tel le messie, il va falloir qu’il assure.
Cela tombe bien, il n’a pas envie d’échouer. C’est probablement ce pourquoi il a choisi ce métier, pour soigner, pour soulager la souffrance d’autrui, pour guérir. Il est prêt à tout mettre en œuvre pour y parvenir. Il connaît l’être humain. Il l’a longuement étudié, en long, en large, en travers, en diagonale, en dedans, en dehors. Les progrès de la science lui permettent d’aller toujours plus loin dans la connaissance de l’homme, d’avancer dans ce voyage en terre de moins en moins inconnue, de l’infiniment petit, de la cellule à l’acide aminé, de l’hormone à son récepteur, de l’ADN à ses milliers de gênes qui le composent. Il peut reculer les limites du temps, de la maladie, de la vie : clinique, biologie, radiodiagnostic, imagerie interventionnelle, endoscopie, médecine nucléaire, anatomopathologie, immunologie, exploration du génome… Mais a-t-il seulement le pouvoir de guérir toutes les maladies de l’homme ?
Quant à Véronique, aura-t-elle tout de suite la réponse à sa demande urgente ? On pourrait croire que oui, tant sa souffrance est lourde, tant elle est épuisée de porter des poids lourds en s’imaginant pouvoir s’en débarrasser chez le médecin, comme on jette à la poubelle des paquets encombrants. Le médecin, investi comme un « sauveur », pourrait tomber facilement dans le piège : son IMC est en obésité, elle veut maigrir, alors pourquoi ne pas lui donner ce qu’elle est venue chercher, un autre régime amaigrissant, une autre méthode, et le tour est joué !
Mais le problème est beaucoup plus compliqué qu’il n’y paraît. Et si sa demande de maigrir cachait en réalité un « gros » tas de souffrances, autant de couleuvres avalées qu’elle « vomit » sur un mode désespéré, dans le cabinet du médecin ? Son poids lourd apparaît comme un arbre qui cache une forêt, et sa forêt semble bien opaque.
Lui donner un énième régime amaigrissant en l’état serait une mauvaise réponse aux vrais problèmes. Véronique serait à nouveau en échec, accélérant encore et toujours l’engrenage du yo-yo pondéral et de sa détresse. Ce serait jeter de l’huile sur le feu. L’accalmie serait donc de très courte durée. Pour le moment, seul le médecin le sait. Il va lui falloir approfondir la demande de Véronique, prioriser, trier ce qui relève du plus urgent à traiter et de ce qui peut attendre, retracer la genèse de la surcharge pondérale, en comprendre l’histoire, ses causes, ses souffrances, évaluer son retentissement sur la santé physique, psychologique et sociale, évaluer la capacité du corps à maigrir ou à résister à l’amaigrissement. Il va devoir aider Véronique à chercher en elle ses propres solutions, ses possibilités de s’alléger. Tout cela va demander du temps pour, ensuite, proposer le meilleur traitement.
Et le temps, Véronique semble ne pas en avoir.
La consultation démarre mal !
Sur le plan des émotions, c’est la totale ! Véronique agresse la secrétaire parce que le délai pour obtenir son rendez-vous a été trop long ; elle semble mettre en doute les capacités du médecin nutritionniste à écouter sa plainte, la juge mal placée pour l’aider à la vue de sa corpulence normo-pondérale, critique les autres médecins déjà consultés en les accusant d’incompétence, exige une solution immédiate, ordonne, menace presque et, après elle, point de salut !
Être agressé par un patient, le médecin, lui qui n’a de cesse que de soulager au prix de consacrer beaucoup de son temps et de son énergie, il n’aime pas du tout ! Quel thérapeute ne s’est jamais senti sur ses gardes face à ce type de demande et d’attitude péremptoire, autoritaire, exigeante, d’un patient qui l’investit massivement d’une mission dans laquelle il n’a pas le droit – ni l’envie – de décevoir ?
Quel médecin ne s’est pas senti en échec, voire en colère, lorsqu’à la consultation suivante, le même patient n’a pas du tout fait ce qu’il lui avait dit. Alors qu’il avait pris beaucoup de temps et de soin à expliquer, ordonnances à l’appui, en débordant quelquefois sur le temps de consultation réservé au patient suivant ?
Pour le médecin, la pilule a du mal à passer. Apparaissent les stigmates d’une mésalliance entre le médecin qui, naturellement, voudra faire passer ses messages, les martèlera avec force, fermeté, voire autorité, si ce n’est avec de l’agressivité, et un patient qui, ayant le sentiment d’être dirigé dans une direction qu’il n’a pas envie de prendre, fera de la résistance en adoptant des comportements comme de l’opposition, de la méfiance, de l’agacement, de la colère parfois, ou, à l’inverse, des attitudes de soumission, de culpabilité, de honte, de gêne, autant d’émotions qui ne facilitent pas l’échange.
Le cercle vicieux ainsi engagé risque de transformer la consultation en un véritable bras de fer entre les 2 individus, où le gagnant n’est pas toujours celui que l’on croit. Cette tension entre les protagonistes peut aboutir à des situations qui, dans le meilleur des cas, s’arrangent progressivement grâce à des temps de bonne communication et de réflexions, ou, au pire, se concluent par le découragement du thérapeute qui « abandonne » son patient au lieu de le soigner, et la fuite du même patient qui finit par ne plus venir aux consultations suivantes, faute d’avoir été entendu et compris. La pire des situations !
La consultation va se révéler être un véritable échec, alors que ni patient ni médecin ne voulaient en arriver là.
• Et si tout partait d’un malentendu ?
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